Le règne du quantifié et le signe des temps
Chopin jouant dans le salon du Prince Radziwill |
Le jeu du piano a bien évidemment évolué avec le temps et les modes. L'enregistrement sonore a été à la fois observateur et acteur de cette évolution. De l'époque précédant cette invention (1887-1888) nous ne disposons que de commentaires de critiques et d'autres auditeurs. Depuis, à mesure que l'enregistrement se dirige vers la perfection technique, les exigences envers la technique pianistique évoluent dans une même proportion selon une logique implacable. En effet, les progrès des techniques d'enregistrement permettent des retouches de plus en plus précises. Aujourd'hui, grâce à l'audionumérique ou son quantifié, on dispose d'une précision d'intervention supérieure à un dix millièmes de seconde. On a donc tout loisir de rendre une interprétation parfaite même si le pianiste a commis des erreurs.
Cette perfection technique a donc tout naturellement imposé un nouveau standard d'exigence auquel les pianistes sont obligés de se conformer. Arriver à un tel niveau de technicité demande généralement à l'interprète professionnel un travail quotidien bien astreignant. Cette tension vers la perfection ne peut se faire qu'au détriment de l'inspiration et donc de l'expression musicale. De plus, vouloir être parfait en concert signifie vouloir ne prendre aucun risque et donne des interprétations désincarnées, lisses, aseptisées. Mais voilà, telle est l'évolution de la musique interprétée en nos temps. Certains pianistes refusent même de se produire en publique préférant la liberté et le perfectionnisme du travail en studio d'enregistrement (Glenn Gould, par exemple).
L'enregistrement sonore a aussi une autre incidence sur l'interprétation, celle de la figer dans un moule rigide. En effet, du fait que le public peut écouter plusieurs fois une même interprétation enregistrée, son oreille va se fixer sur une certaine forme et avoir tendance à ne pas apprécier d'autres approches. Il va ainsi s'attendre à entendre d'un artiste en concert la même chose que ce qu'il a sur son disque compact (cd). Apparemment, tout le monde est content: le pianiste qui, sans prendre de risque, se tient à une forme définie et le public qui reconnaît la musique qu'il a sur son cd.
Dans le temps des premiers enregistrements sonores, les choses étaient bien différentes. La technique n'était jamais la bienvenue en premier plan. On lui demandait de s'effacer modestement devant l'expression. Un pianiste trop brillant pouvait facilement être traité de cabot. Le public venait pour vivre un instant d'intensité en partage avec l'artiste et celui-ci prenait des risques en s'abandonnant à la musique.
Le moment du concert est alors comme un territoire vierge à la porte duquel tant le pianiste que le public sont invités à laisser leur bagage d'attentes à l'entrée. Et ce qui se passe alors est imprévisible, dépendant du pianiste, du public, du lieu, du temps qu'il fait et finalement du bruissement des ailes d'un papillon de l'autre côté de la planète...